Paul RICOEUR

 

"Éthique et morale" (1990)

 

 

Comment vivre une vie conforme à ses valeurs entre les attentes de soi, des autres et de la société ? Pour Paul Ricoeur, on ne peut pas bien prendre soin des autres et des institutions si l'on ne commence pas par prendre soin de soi, c'est-à-dire du projet de vie qu'on se choisit et qu'on impulse dans le monde. Mais prendre soin de soi, n'est-ce pas faire preuve d'égoïsme, ou du moins d'individualisme ? Le philosophe nous partage quelques pistes sur l'art complexe et subtil de la vie bonne.

 

"Éthique : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes."

Je définirai la visée éthique par les trois termes suivants : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Les trois composantes de la définition sont également importantes.

Parlant d'abord de la vie bonne, (...) c'est, au sens le plus fort du mot, un souhait : "Puissé-je, puisses-tu, puissions-nous vivre bien !", et nous anticipons le remplissement de ce souhait dans une exclamation du type : "Heureux celui qui...!" Si le mot "souhait" paraît trop faible, parlons (...) de "souci" : souci de soi, souci de l'autre, souci de l'institution.

"C'est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes."

Mais le souci de soi est-il un bon point de départ ? Ne vaudrait-il pas mieux partir du souci de l'autre ? Si j'insiste néanmoins sur cette première composante, c'est précisément pour souligner que le terme "soi", que j'aimerais associer à celui d'"estime", (...) ne se confond aucunement avec le moi, donc avec une position égologique que la rencontre d'autrui viendrait nécessairement subvertir. Ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, ce sont deux choses : d'abord la capacité de choisir pour des raisons, de préférer ceci à cela, bref, la capacité d'agir intentionnellement ; c'est ensuite la capacité d'introduire des changements dans le cours des choses, de commencer quelque chose dans le monde, bref, la capacité d'initiative. En ce sens, (...) c'est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes comme en étant l'auteur, et donc comme étant autre chose que de simples forces de la nature ou de simples instruments. (...)

"Dire soi n'est pas dire moi. Soi implique l'autre que soi."

Passons au deuxième moment : vivre bien avec et pour les autres. Comment la seconde composante de la visée éthique, que je désigne du beau nom de "sollicitude", enchaîne-t-elle avec la première ? L'estime de soi, par quoi nous avons commencé, ne porte-t-elle pas en elle, en raison de son caractère réflexif, la menace d'un repli sur le moi, d'une fermeture, au rebours de l'ouverture sur l'horizon de la vie bonne ? En dépit de ce péril certain, (...) estime de soi et sollicitude ne peuvent se vivre et se penser l'une sans l'autre. Dire soi n’est pas dire moi. Soi implique l'autre que soi, afin que l'on puisse dire de quelqu'un qu'il s'estime soi-même comme un autre. À vrai dire, c'est par abstraction seulement qu'on a pu parler de l'estime de soi sans la mettre en couple avec une demande de réciprocité, selon un schéma d'estime croisée, que résume l'exclamation toi aussi : toi aussi tu es un être d'initiative et de choix, capable d'agir selon des raisons, de hiérarchiser tes buts ; et en estimant bons les objets de ta poursuite, tu es capable de t'estimer toi-même. Autrui est ainsi celui qui peut dire je comme moi et, comme moi, se tenir pour un agent, auteur et responsable de ses actes. Sinon, aucune règle de réciprocité ne serait possible. Le miracle de la réciprocité, c'est que les personnes sont reconnues comme insubstituables l'une à l'autre dans l'échange même. Cette réciprocité des insubstituables est le secret de la sollicitude. La réciprocité n'est en apparence complète que dans l'amitié, où l'un estime l'autre autant que soi. Mais la réciprocité n'exclut pas une certaine inégalité, comme dans la soumission du disciple au maître ; l'inégalité toutefois est corrigée par la reconnaissance de la supériorité du maître, reconnaissance qui rétablit la réciprocité. Inversement, l'inégalité peut provenir de la faiblesse de l'autre, de sa souffrance. C'est alors la tâche de la compassion de rétablir la réciprocité, dans la mesure où, dans la compassion, celui qui paraît être seul à donner reçoit plus qu'il ne donne par la voie de la gratitude et de la reconnaissance. La sollicitude rétablit l'égalité là où elle n'est pas donnée, comme dans l'amitié entre égaux.

"La justice consiste à attribuer à chacun sa part."

Vivre bien, avec et pour l'autre, dans des institutions justes. Que la visée du vivre-bien enveloppe de quelque manière le sens de la justice, cela est impliqué par la notion même de l'autre. L'autre est aussi l'autre que le tu. Corrélativement, la justice s'étend plus loin que le face-à-face. Deux assertions sont ici en jeu : selon la première, le vivre-bien ne se limite pas aux relations interpersonnelles, mais s'étend à la vie dans des institutions ; selon la seconde, la justice présente des traits éthiques qui ne sont pas contenus dans la sollicitude, à savoir pour l'essentiel une exigence d'égalité d'une autre sorte que celle de l'amitié.

Concernant le premier point, il faut entendre par "institution" (...) toutes les structures du vivre-ensemble d'une communauté historique, irréductibles aux relations interpersonnelles et pourtant reliées à elles en un sens remarquable que la notion de distribution - qu'on retrouve dans l'expression de "justice distributive" - permet d'éclairer.

On peut en effet comprendre une institution comme un système de partage, de répartition, portant sur des droits et des devoirs, des revenus et des patrimoines, des responsabilités et des pouvoirs ; bref, des avantages et des charges. C'est ce caractère distributif - au sens large du mot - qui pose un problème de justice. Une institution a en effet une amplitude plus vaste que le face-à-face de l'amitié ou de l'amour : dans l'institution, et à travers les processus de distribution, la visée éthique s'étend à tous ceux que le face-à-face laisse en dehors au titre de tiers. Ainsi se forme la catégorie du chacun, qui n'est pas du tout le on, mais le partenaire d'un système de distribution. La justice consiste précisément à attribuer à chacun sa part. Le chacun est le destinataire d'un partage juste.

"Le sens de la justice est solidaire de celui de l'injuste, qui bien souvent le précède."

(...) Le sens de la justice est solidaire de celui de l'injuste, qui bien souvent le précède. C'est bien sur le mode de la plainte que nous pénétrons dans le champ de l'injuste et du juste : "C'est injuste !" - telle est la première exclamation. On n'est pas étonné dès lors de trouver un traité de la justice dans les Éthiques d'Aristote, lequel suit en cela la trace de Platon. Son problème est de former l'idée d'une égalité proportionnelle qui maintienne les inévitables inégalités de la société dans le cadre de l'éthique : "à chacun en proportion de sa contribution, de son mérite", telle est la formule de la justice distributive, définie comme égalité proportionnelle. Il est certes inévitable que l'idée de justice s'engage dans les voies du formalisme (...). Mais il était bon de s'arrêter à ce stade initial où la justice est encore une vertu sur la voie de la vie bonne et où le sens de l'injuste précède par sa lucidité les arguments des juristes et des politiques.

Paul RICOEUR (1913-2005), "Éthique et morale" (1990)
In Lectures 1. Autour du politique, Points, Essais, Paris, Éditions du Seuil, 1991
(pp. 259-262)